PÉRIGNAC : LÉGENDE D'ARKARA

Le vieil homme fixa tristement le ciel pour examiner passer des flèches atomiques.

- L’Arbre des connaissances du bien et du mal était finalement la science?

- Si vous en doutez encore, regardez simplement le résultat de l’indigestion de tous ces fruits dans le ventre des scientifiques d’aujourd’hui. C’est vraiment fascinant de voir comment les Terriens sont en mesure de manipuler la Nature pour son bien ou son mal.

- La science, c’est le mal.

- Je devrais dire que le mal est devenu science! Voyez-vous le mal dans ces flèches atomiques ou plutôt dans l’esprit de ceux qui les inventent pour détruire? Est-ce vraiment nécessaire de préciser que l’ANIMAL ANIME MAL? Il faut donc que l’homme cesse de penser comme une bête intelligente s’il veut vivre sans chaînes.

Le jeune homme caressa la toupie en silence pendant qu’une main moite se posa lentement sur son épaule.

- Mercéür?, s’exclama Ba-Fon en se retournant.

- Je suis passé faire un petit tour sur mon îlot intemporel afin d’y prendre le tube de mégator qui pourra te servir à faire la preuve que tu es vraiment l’enfant de la lumière. Regarde, je l’ai solidement fixé à ma taille pour ne pas l’échapper.

Le gardien du musée ouvrit un manteau emprunté à un clochard défunt des environs et laissa voir le tube enfermé dans un contenant argenté. Le vieil homme se leva rapidement et s’éloigna en criant à qui voulait l’entendre qu’un fou se promenait avec un tube d’uranium. Aussitôt, des voix crièrent autour de lui : “ Un tube radioactif!”

Mercéür venait de semer le désordre et ne perdit pas de temps pour entraîner Ba-Fon dans sa fuite.

- Il faut quitter ces ruines sans attendre. Les soldats ne tarderont pas à nous cribler de balles s’ils nous découvrent en possession de ce tube.

- Pourquoi as-tu compromis volontairement ma mission?, demanda le jeune Maître en courant à ses côtés.

- Écoute, je n’avais pas le choix que de trouver une façon radicale d’annoncer notre présence sur Terre à la secte d’Alba. Je te parie que ces gens effrayés vont finir par raconter cette histoire à quelqu’un qui comprendra très vite que le jeune maître Arkarien est ici.

- Ainsi, lui dit le jeune homme en se laissant conduire derrière un talus de pierres, c’est toi qui va me livrer à la secte?

- Est-ce que la brebis a l’habitude de se jeter elle-même dans la gueule du loup?, lui répondit le missionnaire en cherchant à retenir ses larmes.

- J’ai demandé à ma Mère Lumière de me donner le courage d’aller mourir entre les mains de cette secte noire et je la remercie de m’avoir exaucé. Maintenant, c’est toi qui porte le lourd fardeau de cette mission salvatrice. Si je veux aller jusqu’au bout, c’est toi qui devra m’y conduire par la main pour me redonner du courage.

- Je me sens comme un Judas de la pire espèce même si je comprends l’importance de mon rôle dans ta mission. Je préférerais mourir à ta place, mais mon sang versé ne pourrait empoisonner Alba.

- Je t’en prie, réjouis-toi plutôt du résultat que j’obtiendrai en me sacrifiant pour libérer les Terriens de cette secte abominable. Les Grands-Maîtres ne pouvaient choisir un meilleur compagnon que celui qui possède encore ce pouvoir de réaliser un élixir dont a besoin Alba. Il te méprise comme tous les autres, mais tu es tout de même le seul être qu’il pourra écouter si tu lui proposes de rajeunir sa vieille peau millénaire.

- Oui, c’est un fait que mon ancien patron voudrait bien que je devienne encore son fournisseur comme autrefois.

- C’est évident qu’il va se méfier de toi puisqu’il connaît tes aventures sur Terre comme missionnaire. Par contre, si tu me livres à lui comme un vulgaire puceron, Alba finira par te faire confiance. Tu vois bien que ta mission est encore plus délicate que la mienne?

- Oui, s’il ne boit pas ton sang, tu périras sans pouvoir le vaincre avec sa secte. Je le sais, mais je souffre terriblement à l’idée de devoir jouer au Judas envers un être que j’admire comme le dieu Cupidon. C’est troublant de vivre un tel moment dans l’histoire du monde.

- Nous vaincrons Alba et l’humanité revivra encore sans dépendre d’un tel empoisonneur. Puis, crois-tu que ma Mère laisserait cette secte souiller son enfant? Crois-moi, tu es celui qui doit me vider de mon sang et meurtrir mon corps. Tes mains sont bénies par Elle pour ce grand sacrifice d’Amour.

Mercéür pleurait dans ses mains puisqu’il voyait déjà des scènes atroces où il devrait agir de manière à convaincre Alba qu’il n’était plus un missionnaire du Coeur mais un malade comme lui. À chaque scène qu’il visionnait mentalement comme pour répéter un scénario de la fin du monde, il secouait lourdement la tête en gémissant :

- Non, c’est trop cruel; pas ça...non.

- Ne te troubles pas de ce que je projette dans ta tête mon pauvre ami! C’est moi qui te montre comment tu devras agir pour convaincre Alba de te faire confiance. Je sais tout ce qui doit arriver à partir de maintenant jusqu’à mon dernier souffle.

- Crois-tu qu’il faut autant de cruauté de ma part pour réussir cette mission?, gémit son compagnon en frappant le mur de pierres avec ses mains. Ces images se fixent dans ma cervelle comme des instructions précises. Elles m’horrifient car ce n’est pas moi qui voudrait te faire autant de mal.

- Place ta tête sur mon épaule comme le Christ l’a fait lorsqu’il souffrait sa passion. En vérité, c’est toi qui souffriras le plus parce que moi, je vis déjà en dehors de mon corps. Il est comme ton instrument d’échange contre la confiance d’Alba. Je t’en prie, oublie que c’est moi que tu frapperas, que tu humilieras et que tu saigneras puisque j’ai ce pouvoir de me libérer suffisamment de mon enveloppe charnelle.

- Tu veux dire que tu ne souffriras pas?

- Si, je vais souffrir jusqu’à une certaine limite et ensuite, je serai simplement témoin de ce que tu feras subir à mon corps. Souviens-toi de cela lorsque tu hésiteras à me frapper.

- C’est normal d’hésiter à frapper un être aussi bon que toi.

- C’est justement ce que tu dois éviter de faire. Alba va t’observer et se laisser tromper dans la mesure où il sera convaincu que tu me détestes autant que lui. Est-ce qu’un bourreau, un tortionnaire ou un sadique hésite à faire mal à sa victime? Non, il en prend un plaisir inouï. C’est cela que ton ancien patron cherchera à voir dans tes yeux et dans ton comportement à mon égard.

Ba-Fon sourit ensuite au missionnaire en disant ironiquement :

- Tu avais raison de croire que des gens iraient rencontrer la secte d’Alba pour l’informer de ma présence sur Terre. Les Grands-Maîtres savent à présent où nous conduire pour être à proximité du temple secret de cette secte. Le couloir intemporel va nous amener dans un désert.

Ils disparurent juste au moment où quatre soldats s’approchaient derrière eux sans faire de bruit. Ba-Fon et Mercéür leur échappa sans qu’ils puissent s’expliquer ce miracle.

Ce n’était pas en Palestine que se trouvait le temple secret de la secte d’Alba puisque ce lieu était trop peuplé pour être sécuritaire. Le meilleur site était le désert ROBA EL KHALI, situé en Arabie Saoudite. Pourquoi cet endroit plutôt qu’un autre? C’était uniquement à cause de sa situation géographique. Il n’était pas tellement éloigné de l’Europe, de l’Afrique, de la Chine et de la Russie. La secte savait parfaitement que les grands combats du XXI e siècle se passeraient dans ce désert. En effet, les nations ennemies se préparaient à la plus sanglante guerre universelle en déployant toutes leurs forces militaires dans cet endroit du globe. Il fut choisi par Alba lui-même car il voulait voir les derniers humains s’exterminer dans son royaume de sable. Pour forcer les nations du monde à envoyer leurs soldats dans le Roba el Khali, la secte se servit uniquement de son influence pour laisser croire à l’invention d’une arme capable de ralentir la force gravitationnelle de la Terre. Pris de panique, les pays cherchèrent tous à devenir l’unique détenteur d’une arme TOTALITAIRE. Elle devait se trouver sous les sables de ce désert et même à la disposition de la nation qui saurait être assez puissante pour se rendre maître de ce lieu.

Ba-Fon et Mercéür étaient au courant de cette folie mondiale qui allait finalement se terminer dans ce désert. Les deux voyageurs apparurent à quelques lieues seulement des terribles combats. Pas moins de trois cents millions d’hommes et de femmes armés se battaient au désert, soit la moitié de toute la population mondiale. Il serait inutile de décrire cet enfer de feu et de sang. Ba-Fon se fiait sur Mercéür pour découvrir le refuge de la secte et surtout pour y entrer après avoir été livré par son compagnon de route. Sur Arkara, le peuple entier priait et pleurait car le grand-prêtre Minote avait joint les mains en disant d’une voix tremblante : “ Ba-Fon voit pour la dernière fois le soleil se lever sur Terre.

Le dernier jour

Le désert de Roba el Khali était déjà couvert de cadavres de toutes les nations, mais on continuait à se battre comme des damnés de l’enfer. Toutes les armes inimaginables risquaient d’y être employées afin d’exterminer son ennemi le plus rapidement possible. Mais qui était l’ennemi ou l’allié dans une guerre où un seul vainqueur deviendrait le Maître du monde? En réalité, aucune nation ne voulait laisser sa voisine lui ravir l’occasion de contrôler la planète grâce à l’arme ultime qui devait, logiquement, se trouver au centre du champ de bataille. Jusqu’à présent, les armées se contentaient de se battre en corps à corps afin d’affaiblir les effectifs des autres. On s’observait en attendant de connaître exactement la force et la faiblesse de chaque nation guerrière. On devait s’assurer de pouvoir frapper le gros coup sans risquer ensuite la riposte de toutes ses voisines. Aucune armée ne se risquait à s’aventurer au centre du désert avant d’avoir obtenu la victoire sur ses compétiteurs. Ainsi, on tournait pratiquement en cercle en se frappant ici et là en comptant ensuite ses chances de faire un autre tour de cet étrange jeu de carrousel meurtrier sans perdre sa place comme nation existante. C’était vraiment horrible!

Les armées chinoises, arabes, américaines et européennes possédaient tellement de missiles atomiques autour du désert qu’il était à prévoir qu’une attaque massive signifierait la disparition complète du désert. Mais encore là, la haine était telle qu’on préférait en terminer avec l’humanité plutôt que de laisser un ennemi occuper seul la planète Terre. Tous savaient que c’était la fin des civilisations d’une manière ou d’une autre car celles-ci avaient atteint le niveau de non-retour. Il n’y a que le peuple qui espérait encore voir cette guerre se terminer comme toutes les autres de l’histoire humaine. On se préparait donc mentalement à s’autodétruire.

Ba-Fon et Mercéür arrivèrent en pleine nuit au milieu de ce désert. Personne ne remarqua leur présence puisqu’ils traversèrent les lignes ennemies en demeurant invisibles. Pourtant, l’odeur de l’ancien Fontaimé Denlar Paichel attira tous les rats des environs. Ces bêtes semblaient se souvenir par instinct du seul humain qui osa défendre leur race dans toute l’histoire du monde. Les rats qui proliféraient depuis le début de la guerre et dont la population dépassait presque celle des humains, se rapprochèrent en multitude comme si cette odeur particulière était amicale.

- Wais, s’exclama Mercéür en se retournant, j’ai l’impression que ces bêtes se souviennent encore de celui qui les a défendues au Moyen Âge!

- Ah oui, répondit son compagnon de route en grelottant. Ce ne sont pas ces rats qui m’effraient mais l’image de mon agonie. N’empêche pas ces bêtes de nous suivre car je sais qu’elles nous seront utiles.

- Je te crois. Alors, je vais leur parler un moment.

Mercéür s’agenouilla et fit signe à un gros rat noir de s’approcher. Celui-ci l’examina avec une certaine méfiance naturelle mais l’homme lui dit en le fixant dans les yeux :

- L’odeur qui vous attire est celle du seigneur des rats. Je suis celui qui défendit vos ancêtres contre les exterminateurs. Les rats se nourrissent de pourriture et c’est pour cela que vous serez très utiles en temps et lieux. Mon compagnon ignore que je sais déjà où se trouve Alba car son odeur et celle de ses semblables m’indiquent qu’il y a un souterrain non loin d’ici. Est-ce que je me trompe?

- Tu recherches ces êtres qui mangent la chair de leurs victimes et qui boivent leur sang? Derrière cette dune de sable là-bas, à quelques mille pas de ratons, se trouve un ancien puits creusé par des nomades de l’Antiquité. Avec un peu de patience, tu pourras le dégager avec l’aide de ton ami. J’ignore toutefois si tu seras assez fort pour soulever l’énorme pierre qui recouvre le sommet du puits rectangulaire. Si tu parviens à la déplacer, il te faudra ensuite briser le SCEAU DE L’ENFER : il s’agit d’une clef emprisonnée entre deux maillons d’une chaîne noire. Dès que tu auras brisé ces mailles, tu devras jeter la clef au fond du puits pour qu’elle t’introduise dans le tunnel interdit aux hommes. Dans le cas où tu parviendras à t’y introduire, tes peines ne feront que commencer. Tous ceux qui sont parvenus à descendre là, n’en sont jamais ressortis vivants. Il semblerait que la secte d’Alba va bientôt festoyer en dévorant les prêtresses d’un temple secret.

Mercéür pâlit aussitôt en réalisant que la secte venait de capturer les prêtresses qui devaient s’occuper de la dépouille de Ba-Fon après sa mission. Selon les plans établis par les grands-prêtres arkariens, Mars, Mercure, Jupiter, Vénus, Saturne ainsi que la prêtresse Terre devaient attendre la mort du jeune maître pour venir rassembler ses membres et les déposer dans un coffre. Elles arrivèrent sur Terre en compagnie de Mercéür qui les cacha dans une grotte située à quelques cinquante kilomètres seulement du désert Roba el Khali. Le malheur voulut que le fidèle serviteur d’Alba découvre leur cachette et qu’il leur crève les yeux pour les empêcher de fuir. Le puissant TANAS était nul autre que la personnification du mal. Notons que le mot Tanas est l’anagramme parfait de SATAN et que le nom ALBA est celui de BAAL. Un être comme Tanas avait le pouvoir de maîtriser facilement six pauvres prêtresses arkariennes. Il les conduisit au royaume de son maître afin de les livrer aux membres de la secte. Il serait superflu de raconter ce qu’elles eurent à souffrir avant de se faire écorcher vives sur l’autel des buveurs de sang et des mangeurs de chair.

Alors que le rat s’éloigna pour parler à ses semblables, Mercéür se releva en serrant les poings contre sa poitrine. Ba-Fon se rapprocha et lui dit en plaçant sa main sur son épaule :

- Courage, nous allons vaincre cette secte et fêter la libération de l’humanité.

- Les prêtresses sont entre les mains d’Alba.

- Tu ne peux rien me cacher car je vois tes pensées au fur et à mesure qu’elles se forment dans ton esprit troublé. Ne sois pas si naïf en songeant à celles qui sont déjà à mes côtés.

- Les prêtresses?

- Leur esprit me protège contre la tentation de refuser de mourir cette nuit. Tu as parlé à ce rat et tu te demandes encore pourquoi j’ai dit qu’ils nous seront utiles n’est-ce pas?

- Oh, les rats mangent toutes sortes de pourritures et ce n’est sûrement pas les cadavres qui manquent sur cette planète. Pardonne mon humeur sarcastique car j’ai si mal au fond du coeur en voyant la Terre se détruire que je songe au pauvre Primus Tasal qui a passé sa vie entière à vouloir la faire tourner dans le bon sens. Il doit être quelque part entre nous et les cieux pour pleurer discrètement en berçant sa bille comme un enfant en train de mourir.

- Je sais cela.

- Tu sais également que l’entrée de l’enfer se trouve derrière cette dune de sable là-bas?

Ba-Fon baissa les yeux avant d’opiner de la tête. Son compagnon lui fit signe de le suivre en s’épongeant le front.

- À partir de maintenant, c’est le moment pour toi de changer d’attitude à mon égard, lui dit l’enfant de la lumière. Dès que nous serons près de ce puits, tu devras me frapper et me bousculer comme le ferait si bien un mauvais maître envers son esclave. Souviens-toi que la réussite de ma mission repose entièrement sur toi. Il faut que la secte soit convaincue que tu me méprises.

- Wais, je le sais trop bien, répondit son compagnon.

Ils arrivèrent rapidement devant le puits rectangulaire et Mercéür prit une grande respiration avant de frapper son compagnon sans avertissement. Le pauvre jeune homme tomba à la renverse et son bourreau pleura en voyant du sang s’écouler de la joue de son esclave. Il lui tendit la main dans le but de l’aider à le relever, mais l’autre lui dit sans tarder : “ Non, frappe encore car j’entend quelqu’un venir”. Alors le bourreau le frappa de nouveau jusqu’au moment où une main noire et froide se referma sur son poignet comme un étau. Mercéür se retourna lentement pour examiner un horrible personnage qui ressemblait étrangement à la description que les religions chrétiennes se font de Satan. La forme-pensée l’immobilisa facilement avant de lui dire froidement :

- Tu n’aurais jamais dû venir à cet endroit pour battre ton prisonnier. Je vais devoir te crever les yeux!

- Comment oses-tu me faire des menaces, lui répondit le missionnaire qui ressentit en lui des énergies nouvelles pour mener sa mission avec l’aide des Maîtres de l’Univers. Retire immédiatement ta sale main de mon poignet vieux bouc puant et ignorant. Si tu crois pouvoir me crever les yeux, c’est la preuve que tu n’es qu’un puceron dans un tas de fumier! Arrière vermine.

Étrangement la voix de Mercéür devint très caverneuse et puissante. Le diable recula dès qu’il vit les yeux de cet homme prendre un aspect redoutable.

- Tu es l’incarnation de Baa-Bouk, jura alors Tanas sans hésiter.

- Pas vrai, tu es plus intelligent que je le supposais, vieille chiotte! As-tu au moins remarqué qui je frappais avant ton arrivée?...Hum?

- Qui est-ce?

- Ba-Fon, l’enfant de la lumière! C’est pas merveilleux...Hein!

- Oui, tu es vraiment le puissant Maître de notre secte.

- Balivernes, je n’ai rien à foutre d’une bande de petits morpions qui m’agacent plus qu’ils m’adorent...Hein! Alors, tu vas me conduire à Alba puisque j’ai envie de lui offrir mon petit esclave pour passer ses longues nuits d’insomnie.

La forme-pensée se mit à rire en disant effrontément :

- Tu ne sais pas encore comment t’introduire dans son royaume, toi Baa-Bouk?

- T’ais-je dit que je ne savais pas comment m’introduire dans votre trou, stupide serviteur? Je t’ai ordonné simplement de me conduire à lui.

Comme un doute semblait encore planer dans l’esprit de Tanas, des forces mystérieuses agirent en Mercéür dès qu’il tendit la main devant la dune de sable sous laquelle se trouvait le puits. Un vent souffla le sable d’un seul coup au grand étonnement du diable. Puis, l’homme claqua du bout des doigts pour faire ouvrir le lourd couvercle du puits. Il cracha ensuite sur la chaîne qui se brisa avec fracas. Comme la clef demeurait étrangement en équilibre au-dessus du trou, Mercéür ria un moment avant de dire à Tanas à demi plié devant lui comme un bon serviteur :

- Tu sais bien qu’il me faut cette clef, pauvre ver puant. Qu’attends-tu pour aller la chercher?

- Oui, tout de suite.

Tanas tenta de la saisir mais une force semblait la river dans les airs.

- Voyons, es-tu à ce point imbécile pour être incapable de te saisir de cette clef? Sers-toi de tes deux mains s’il le faut.

- Oui, c’est ce que je fais, cria Tanas comme un vrai désespéré.

C’est donc à deux mains que la bête tenta de faire bouger cette damnée clef de l’enfer mais lorsqu’il donna un violent coup pour la dégager, celle-ci se logea dans son abdomen. Il hurla en tentant de la retirer de son ventre devenu une plaie béante. Ce n’était pas suffisant pour détruire un être quasi immortel. Mercéür s’empressa de sortir son tube de mégator et lui enfonça celui-ci dans la gueule ouverte. La chaleur du monstre fit fondre le caisson protecteur et la lumière en jaillit pour se répandre rapidement dans son corps. Une telle énergie cristalline fit fondre non seulement Tanas, mais également la clef qu’il avait dans ses entrailles.

Après la disparition de cette forme-pensée, Mercéür se contenta de se gratter la tête puisqu’il était parfaitement conscient que la clef lui était nécessaire pour ouvrir l’énorme trappe au fond du puits. Sans elle, il devait se débrouiller pour découvrir lui-même un autre passage secret qui le conduira à Alba. Alors qu’il réfléchissait à la question, une voix se fit entendre faiblement à travers le vent du désert. “ Je suis malade; il faut faire vite avant que je ne meure d’autodestruction. L’humanité m’a rendue cancéreuse et bientôt, je vais atteindre la limite de mes forces. Je ne sais plus faire pousser les récoltes, contrôler les climats et guérir les maladies. Il n’y a plus rien de sain dans mon ventre et dans l’air que je fais respirer aux humains. Ne me demandes pas de t’obéir comme le firent si bien les grands prophètes et les saints. Pardonne-moi de ne pouvoir t’offrir mon aide afin d’accomplir ta mission. Même avec ta foi aussi grande, ne compte pas me faire bouger les montagnes ou multiplier les pains comme le fit le Christ en son temps. Je suis malade et j’approche de ma phase terminale”.

Ba-Fon baissa les yeux en réalisant que la planète elle-même l’abandonnait entre les mains d’Alba. Le jeune maître ne pouvait se servir des lois de la nature pour l’aider dans sa mission sur Terre. Il dit à Mercéür d’une voix attristée :

- La planète a été finalement vaincue par les humains. Ils l’ont vidée de ses entrailles sans tenir compte de ses limites et ont rendu ses eaux aussi infectes que le poison mortel. La Terre va s’en remettre un jour, mais cela va prendre du temps.

- Que faisons-nous à présent?

- Allons, je suis prêt à te suivre au fond du puits.

Mercéür prit de nouveau une grande respiration avant de saisir son prisonnier par un bras. Il le bouscula en criant : “ Allez, tu entres là-dedans, fils indigne de Baa-Bouk!” La crainte d’être observé par des espions d’Alba obligeait Mercéür à reprendre une attitude agressive envers son compagnon. Ils descendirent une longue échelle rouillée avant de poser les pieds sur une énorme trappe munie d’une serrure. C’était l’entrée du palais d’Alba mais sans la clef, il fallait abandonner l’idée d’entrer par là. Mercéür poussa son prisonnier dans une immense galerie qui se divisa bientôt en dix corridors obscurs. Ba-Fon demeurait silencieux pendant que son compagnon semblait fort bien s’orienter dans ce labyrinthe. Il caressa les murs humides en se parlant à lui-même : “ C’est par ici que l’air circule à travers les galeries. Il doit y avoir un autre corridor qui ne sert pas de bouche d’aération. C’est lui qui devrait être logiquement le passage secret”. Notre homme parvint finalement à un couloir conduisant devant une lourde porte. Ba-Fon comprit que son bourreau venait de découvrir une autre entrée secrète du palais. Mercéür avait des sueurs froides en ouvrant lentement la porte du non retour. En poussant son prisonnier dans l’escalier situé derrière la porte, il savait parfaitement que Ba-Fon se rapprochait de son agonie.

Après avoir traversé un court passage infesté de chauves-souris, les intrus entendirent de faibles gémissements provenant de l’autre côté du mur. C’étaient des cris étouffés par la douleur et le désespoir. Mercéür plaça son oreille contre la parois sans pouvoir distinguer des voix qui pourraient lui être familières. Comme Ba-Fon marchait lentement sans s’arrêter, son compagnon le rejoignit sans s’attarder dans ce corridor. Ils arrivèrent dans une salle où l’odeur de sueur, de sang et d’urine firent vomir les deux hommes. Mercéür en déduisit que plusieurs prisonniers avaient séjourné là, peu de temps avant leur arrivée. Au bout de cette pièce se trouvait une fenêtre donnant sur une immense cave remplie de têtes, de jambes, de mains et de troncs humains. Ba-Fon et son compagnon firent semblant de ne pas reconnaître les têtes fraîchement coupées des prêtresses et encore déposées sur une longue table recouverte de sang. Il ne fallait pas que Mercéür verse la moindre larme de peur que quelqu’un l’espionne. Il fit donc un large sourire à son prisonnier en disant sarcastiquement : Ta jolie tête va bientôt figurer dans la collection d’Alba!” La prudence du futur bourreau fut justifiée à cet instant car deux hommes vêtus de longues robes noires sortirent d’un passage secret pour examiner les intrus en dirigeant un étrange bâton devant eux. Ces armes, en apparence inoffensives étaient de puissants bâtons-laser capables de brûler la chair au dernier degré. L’un des dévots de la secte s’adressa à Mercéür en disant :

- Pourquoi dis-tu que la tête de cet homme fera partie de la collection de notre maître?

- Tu ne vois pas que je viens de sauver votre secte en lui apportant celui que ton maître cherche à faire disparaître depuis sa naissance? Voici l’enfant que Baa-Bouk portait dans sa tête sur Arkara. Il voulait s’infiltrer dans votre royaume pour tenter de faire renier la légitimité d’Alba comme maître suprême.

- Vous êtes deux fous que je vais faire conduire directement dans la salle des tortures.

- Maudit sois-tu, tête de porc et stupide servant de mon ancien seigneur d’Atlantis! Si Alba apprend que tu m’as refusé le droit de lui offrir celui qu’il attend depuis si longtemps, c’est ta chair qu’il fera pourrir au sommet d’un pic. Si tu doutes de l’importance de mon prisonnier, appelles donc Tanas pour qu’il t’aide à réfléchir à la question? Je te préviens qu’il ne viendra pas par la faute de ce bâtard qui l’a fait disparaître!

Les deux hommes en noir se regardèrent d’un air troublé. Mercéür riait et chantait en dansant joyeusement autour de son prisonnier avant de lui dire froidement dans les yeux : “ C’est moi le plus fort; c’est moi qui a volé ton pouvoir, fils de Baa-Bouk ” Même en ordonnant à Tanas de se présenter devant eux, les dévots ne virent personne, sinon ce fou joyeux qui minait le geste d’une explosion pour les narguer.

- Il n’y a plus de Tanas puisqu’il est parti en fumée que je vous dis! Pouf, plus de Tanas pour vous protéger contre ce jeune maître, leur dit Mercéür en frappant son prisonnier en pleine figure.

- Si tu dis vrai, tu serais plus puissant que ce jeune maître?

- Moi? Tu veux m’insulter ou quoi? Ce Ba-Fon s’est agenouillé à mes pieds après avoir tenté de me détruire comme cette forme-pensée. Je suis arrivé trop tard pour l’empêcher de tuer Tanas mais juste à temps pour le maîtriser avant qu’il aille s’emparer du trône d’Alba. Vous allez me conduire devant lui car j’ai vraiment hâte de lui offrir la vie de mon prisonnier.

Mercéür frappa de nouveau son prisonnier ce qui eut pour effet de rassurer les deux hommes. Le pauvre réunificateur avait la figure recouverte de plaies et le coeur de son compagnon souffrait d’un mal terrible. Le plan fonctionnait car les deux gardiens conduisirent les intrus dans une salle où des centaines de puissants personnages étaient réunis autour d’une table de conférence. Mercéür s’attendait à pénétrer dans un palais mais il vit seulement une grande pièce entourée d’écrans sur lesquels se succédaient des images des quatre coins du monde. Au centre de la salle se trouvait cette table autour de laquelle discutaient les dévots de la secte. Ces hommes et ces femmes contrôlaient la quasi totalité de l’économie mondiale et prévoyaient même tous les conflits qui devaient arriver dans le monde permettant de renforcer leur empire monétaire. Mais ce jour-là, la discussion était vraiment chaude car il fallait décider du sort des millions de soldats qui attendaient le signal pour s’autodétruire. Un dignitaire chinois disait en dressant un poing dans les airs : “ Je ne laisserai pas le monde se détruire sans d’abord m’assurer que le téléporteur fonctionne”. “ Il fonctionne monsieur le président, lui répondit un homme de race blanche. Nous serons sur la base lunaire avant la fin du monde”.

Il fallait s’attendre à voir des survivants de ce conflit mais ce n’était sûrement pas les gens du peuple qui pouvaient s’évader sur la lune. Ces dignitaires étaient ennemis dans la politique mais non dans la fuite. Ils venaient de s’associer pour rejoindre une immense base lunaire dans laquelle ils pourraient survivre pour les centaines d’années à venir. Il y avait déjà des milliers de techniciens, d’informaticiens, de militaires et leurs familles qui travaillaient sur la Lune. Ils comprirent rapidement la situation dramatique qui prévalait sur Terre, mais ne pouvaient intervenir pour empêcher le drame de la fin du monde. Par contre, ce que ces dignitaires ignoraient à cause de cette certitude de pouvoir constamment imposer leurs lois sur Terre, c’est que les responsables de la base lunaire décidèrent de saboter le téléporteur au moment voulu. En deux mots, cela pouvait se traduire par : Non, on ne vous laissera pas ce plaisir de fuir une planète après l’avoir assassinée. On ne peut empêcher la fin des civilisations, mais vous n’échapperez pas au sort des Terriens.

Les deux hommes en noir conduisirent les intrus devant les dignitaires et demandèrent à voir Alba.

- Il s’est retiré dans son harem pour jouir des présents que nous venons de lui offrir, lui répondit une vieille femme en fixant Ba-Fon d’un air pervers. Qui est ce beau mâle?

- C’est mon prisonnier, s’empressa de répondre Mercéür en souriant. Malheureusement, je pense qu’il est déjà corrompu par la radioactivité!

- C’est vraiment dommage puisque je prévoyais te l’emprunter pour un moment. Retire-lui tout de même ses vêtements que je puisse le voir de plus près.

- Je comprends parfaitement que vous avez du goût, chère dame et je m’empresse donc de satisfaire votre voyeurisme en espérant que d’autres apprécieront également la beauté de mon bel esclave nu, répondit le bourreau en arrachant la tunique de son prisonnier.

- Hum, lui dit une autre femme en souriant, moi c’est sa jolie tête que j’aimerais collectionner. Alors n’oublie pas de me la garder lorque tu auras fait ton travail.

- Juste la tête?, lui répondit Mercéür d’un air amusé.

Il suivit ensuite ses guides pendant que le rire général des dignitaires souhaitait la bienvenue à un bourreau aussi pervers. Il fallut beaucoup de courage à Mercéür pour l’empêcher de fuir le lieu où se trouvait Alba. Des centaines d’hommes, de femmes et même d’enfants étaient pendus nus par les pieds, pendant que des dévots de la secte s’amusaient à les violenter avec toutes sortes d’instruments de torture. On leur introduisait également des tubes dans les veines pour sucer lentement leur sang. Dès que des victimes succombaient de faiblesse, on débutait le travail de boucherie car il fallait bien nourrir ces dignitaires puisque plus rien ne poussait sur la planète pour engraisser des animaux. Alors, les humains encore en santé devaient les remplacer.

L’arrivée de Mercéür surprit vivement le maître de la secte. Il se leva lentement en examinant avec intérêt ce jeune homme au regard d’une douceur trop pure pour être ordinaire. Il reconnut aussitôt le frêle réunificateur maintenu par le chignon du cou. Il faut dire que Ba-Fon était déjà fort mal en point ce qui rassura Alba lorsque l’un des gardiens lui dit que quelqu’un désirait lui offrir la vie de ce jeune maître. Le divisionnaire reconnut Mercéür et douta aussitôt de ses bonnes intentions.

- Que fait donc mon ancien vigneron dans cette salle?, cria-t-il d’une voix colérique. Vous venez d’introduire un missionnaire arkarien dans mon royaume.

- Calme-toi et écoute ce que je vais te dire avant de pourrir de vieillesse petite vermine prétentieuse, lui cria aussitôt Mercéür pour lui prouver qu’il n’avait pas peur de lui. Regarde-moi et dis-moi lequel de nous deux est vraiment le maître de l’élixir de vie! Regardez-moi tous et comparez deux hommes qui vécurent à la même époque dans les vergers arkariens. Je suis Mercéür que ce maudit idiot n’a jamais été en mesure d’apprécier à sa juste valeur. Aujourd’hui les choses ont bien changé, n’est-ce pas Alba? Je suis encore jeune et ce n’est pas toi qui m’auras finalement appris mes origines particulières. Vas-tu enfin réaliser que je traîne à mes pieds le plus grand maître après le Coeur royal et Baa-Bouk? Je dois sûrement posséder un pouvoir qui fait que même Ba-Fon doit s’incliner devant moi. Alors, crie encore une autre fois ton mépris à mon égard et je veillerai à t’en faire payer un prix tellement humiliant que tu regretteras pour l’éternité de n’avoir pas su m’apprécier à temps.

Mercéür était superbe dans son jeu. Il plaça sa main sur la tête de son prisonnier en lui disant froidement :

- Qu’attends-tu pour t’agenouiller devant ton nouveau maître puisque tu sais à présent que Mercéür n’était pas ce vulgaire vigneron imbécile, mais l’égal de ton père.

- Est-ce possible?, dit Alba en éclipsant un sourire d’admiration. Le fils de Baa-Bouk s’agenouille à tes pieds?

- Baa-Bouk et le Coeur royal trouvent leur origine dans le monde primordial tout comme moi, mon pauvre aveugle. J’ai découvert cela grâce au stupide Grand-Maître Lemu. Lorsque toi et les autres fautifs avez quitté Arkara pour vous rendre en Atlantide, je me suis retrouvé dans l’Intemporel où Lemu n’a pas eu le choix de me cacher davantage mes origines. Je suis un immortel et une simple goutte de mon sang était suffisante pour fabriquer cet élixir que tu buvais avec tant d’empressement mon pauvre naïf. Non seulement je t’ai rendu quasi immortel, mais je t’ai permis sans le savoir de pénétrer dans le monde originel pour y puiser tes connaissances. Je suis convaincu que tu savais tout cela lorsque tu étais mon patron. Mais à présent que je le sais également, je plains l’être qui voudrait encore m’exploiter sans que j’y trouve également mon profit. Les Arkariens me rejettent depuis que j’ai demandé à reprendre ma place parmi les puissants Maîtres comme Baa-Bouk, le Coeur royal et l’enfant Manuel. Je n’acceptais pas cette trilogie car avec moi, je pense que cela faisait quatre membres de ce monde originel. Les Grands-Maîtres n’ont pas voulu m’inclure dans leurs livres au même niveau que le Coeur royal. Ils disaient que c’était ce petit bâtard de Ba-Fon qui devait devenir le quatrième membre dans la grande famille des immortels. Wais, je n’étais pas pour me laisser voler ma place. Lorsque ce vermisseau est venu ici dans le but de convaincre ta secte qu’il était l’héritier de Baa-Bouk, je l’ai saisis par le chignon du cou avant qu’il vienne me ravir ma place sur Terre? On ne veut plus de moi sur Arkara et donc, c’est ici que je vais m’établir.

- Un instant, tu sembles ignorer que la Terre est mon royaume.

- Tu crois cela? Es-tu certain que tu vivras encore des millions d’années?

Mercéür dansa devant lui pour le narguer et fit même plusieurs pirouettes devant les autres dévots.

- À ton tour maintenant! Non?

- Sois maudit, vigneron effronté, ragea Alba sans toutefois chercher à le faire arrêter.

À vrai dire, l’ancien seigneur d’Atlantis ressemblait beaucoup plus à un cadavre en décomposition qu’à un humain.

- Maudits toi-même ta vieillesse puisque tu ne peux rien faire de plus. C’est moi qui possède l’essence éternelle dans mes veines. Si tu veux, vide mon sang si tu crois pouvoir ensuite réinventer l’élixir que je t’offrais sur Arkara. Puis, il faudrait d’abord me saisir et me soumettre, n’est-ce pas? Tanas a été détruit par Ba-Fon et moi j’ai soumis ensuite Ba-Fon.

- Que veux-tu que je fasse de ton esclave? Pourquoi me l’amener au lieu de le tuer toi-même?

- Wais, tu es vraiment très intelligent, Alba! Tu as deviné que je ne voulais pas prendre le risque d’être le seul à porter le poids de sa mort, n’est-ce pas? Donc, si tu es prêt à le saigner et à le dévorer en ma compagnie, on pourrait ensuite s’entendre pour se diviser la Terre?

- Tu as peur de te souiller seul du sang de ce maître, c’est ça?

- Disons que je n’aimerais pas vivre seul comme tu l’as fait en prenant le contrôle de la Terre. Je suis ambitieux, mais j’aime la compagnie de mes semblables. Si je tue mon seul rival et le tien, je n’aurai pas d’excuse pour te faire confiance.

- Confiance!

- Mais si voyons; crois-tu que je vais me mettre à ton service comme dans le bon vieux temps? N’y compte surtout pas puisque rien ne m’oblige à le faire. Par contre, il se trouve que ce petit puceron de Ba-Fon doit disparaître de ma vie et de la tienne. Donc, j’ai pensé que nous pourrions nous entendre pour le faire périr ensemble. Ensuite, je te laisserai la moitié de cette planète et je gouvernerai l’autre partie. On appelle cela une association.

Comme le jeune maître se releva sans l’autorisation de son bourreau, Mercéür s’empressa de se saisir d’une chaise pour la briser sur son dos. Le pauvre prisonnier tomba sur le sol en gémissant.

- Tu parles d’un effronté?, dit Mercéür à son futur associé. M’avais-tu entendu lui demander de se relever?

- J’ignorais que mon ancien vigneron était si violent de nature. Cela me plaît beaucoup!

- Dis plutôt que Mercéür n’est plus cette tendre nature qu’on pouvait manipuler avec des sentiments. Je suis un Maître qui veut se faire reconnaître même si je dois pour cela, détruire tout sur mon passage. Donc, je ne te demandes pas la charité en venant te voir avec notre ennemi commun. Si tu refuses de me seconder pour le faire disparaître, je ne saurai plus ensuite si je dois considérer Alba comme un associé du pouvoir ou comme simple ancien patron.

- Tu veux la moitié de mon royaume et tu crois que je vais accepter de te le remettre?

- Écoute, jusqu’à présent tu étais le seul maître de la Terre et également le seul à pouvoir jouir d’un tel pouvoir. Mais tu étais vieux et incapable d’en profiter comme un jeune sultan et son harem. Je vais t’offrir la jeunesse éternelle contre la moitié de ton royaume.

- Tu es devenu très gourmand.

Alors que le maître de la secte examinait son ancien vigneron d’un air déconcerté, le gémissement des condamnés cessa subitement. Les sadiques les frappaient à coups de bâtons dans les flancs pour attiser leur douleur mais ceux-ci demeuraient insensibles à la souffrance. Toutefois, des sueurs de sang se répandirent sur le visage crispé de Ba-Fon. Son compagnon devina aussitôt qu’il venait de prendre sur lui la douleur de ces malheureux. Le jeune maître grimaçait en se tortillant sur le plancher. À ce moment-là, Mercéür réalisa qu’il était désormais impossible pour le jeune réunificateur de souffrir davantage dans son corps car son âme portait déjà les stigmates de tous ces corps mutilés, même le sien. Chaque souffrance physique fut prise en charge par l’amour du jeune maître. Il s’était déjà détaché de son corps grâce à sa capacité d’entrer en transe. Son bourreau sentit même la main invisible et bienveillante de son compagnon se poser sur son épaule pour lui faire comprendre qu’il pouvait utiliser à présent ce corps qui se maintenait encore en vie uniquement pour qu’il lui serve d’instrument. Ainsi, Ba-Fon assistait en témoin au dialogue entre Alba et Mercéür. Il ne souffrait plus, mais continuait tout de même à maintenir son corps actif pour tromper la vigilance d’Alba.

- Regarde ce que mon prisonnier a fait à tes chanteurs et chanteuses? Ils ne gémissent plus, ne crient plus et ne supplient même plus tes dévots de les achever, cria Mercéür en frappant le jeune maître à coups de pieds. Je te dis qu’il faut s’en débarrasser au plus vite même s’il semble avoir perdu la parole.

- Il a pris sur lui les souffrances de ma chorale de damnés, ma parole!

- Wais, si tu le laisses faire, il va finir par convaincre tes dévots de croire en l’Amour et la charité.

- Tu as raison, il ne faudrait pas qu’il corrompe mes fidèles, s’exclama Alba en réalisant que son ancien vigneron était devenu aussi malade que lui du pouvoir.

- Enfin un allié pour une gloire qui ne pourrait s’obtenir par de simples promesses.

- D’accord, tu gouverneras la moitié de la Terre et je me contenterai de l’autre. Mieux vaut moins de gloire et la jeunesse qu’un vaste royaume que je ne peux plus visiter à cause de mes vieux os.

- Notre royaume sera bientôt stérile pour un certain temps. Ensuite, la nature va refaire sa beauté et les hommes voudront encore le peupler comme des brebis qui ont besoin de bergers. Crois-moi, nous veillerons à nous protéger mutuellement contre les sages qui voudront s’attaquer à Mercéür et Alba.

- À quand le festin?

- Maintenant. Fais dresser la table, mon associé.

Alba donna des ordres et la table fut dressée rapidement. La pauvre victime innocente fut ensuite étendue sur celle-ci pendant que Mercéür et Alba humèrent un vin blanc vraiment exquis dès qu’il fut apporté par un serviteur.

- Il sent la rosée! Crois-tu que du rouge serait mieux pour notre repas?, demanda subtilement le missionnaire qui songeait justement à la couleur du sang de Ba-Fon.

- Je regrette, mais je n’ai plus de rouge depuis des années. Cela me donne des brûlements d’estomac!

- Ah, je vois! Allons-y pour du blanc alors!

Mercéür se demandait sérieusement si Alba n’avait pas sa propre vision des événements en le forçant à boire uniquement du vin blanc? En effet, voyait-il déjà le piège qui lui était tendu en se disant qu’il ne risquait rien en buvant uniquement du vin blanc? Mercéür ne pouvait le savoir et devait jouer son rôle en tentant d’oublier cette probabilité.

Le festin débuta et les deux monstres se prirent des morceaux de chair sur le torse du jeune maître qui gémissait à chaque fois. Ils burent énormément ce qui permit à Mercéür de dissimuler l’une des bouteilles vides entre ses jambes sans se faire voir. Alba était déjà ivre et s’amusait à piquer le visage de Ba-Fon en parlant à son associé qui lui répondait en piquant une cuisse comme on le ferait pour du poulet. Il finit tout de même par glisser l’une des mains du jeune réunificateur entre ses jambes et coupa discrètement le bout d’un doigt avant de l’introduire dans la bouteille. Alba lui demanda aussitôt ce que faisait le bras en dehors de la table.

- Ah, je pense que tu es jaloux mon cher Alba. Tu ne vois pas que j’ai envie de me faire masser?

- Non! Tu ne veux pas insinuer que sa main te...

- Mais si...sans son consentement...évidemment!

- Buvons mon associé à notre alliance car tu m’as vraiment impressionné depuis notre retrouvaille.

Mercéür vit Alba verser d’autre vin dans son verre et sentit le sang de son compagnon s’écouler sur son poignet. La bouteille était pleine à présent. Au même instant Ba-Fon cessa de respirer.

- Oh, je pense qu’il vient de mourir, dit Mercéür en souriant à Alba.

- Raison de plus pour boire à notre libération et à notre association!

- En parlant d’association, il faudrait peut-être que tu apprennes à partager avec moi tes meilleurs vins. Tantôt, j’ai surpris l’un de tes serviteurs cacher une bouteille sous la table. J’ai ensuite compris que tu désirais sans doute la garder pour sceller notre amitié car j’avoue n’avoir encore jamais senti un vin aussi mieilleux de toute mon existence.

- Fais voir cette bouteille voyons!

- Voilà, se contenta de répondre son compagnon en saisissant la bouteille entre ses jambes.

Un large sourire vint soulager le coeur de Mercéür en voyant Alba humer avec délice l’arôme d’un véritable vin blanc. Le miracle s’était tout de même accompli.

- Tu as raison, il sent drôlement bon, lui dit Alba d’un air étonné. Je pense que c’est un...voyons, c’est plutôt un...ou peut-être même un...

- Il faut le deviner avant moi, mon cher associé!

Ne pouvant admettre son ignorance, Alba s’amusa à le déguster. L’effet ne fut pas immédiat puisque le divisionnaire se lécha les lèvres d’un air satisfait. Il vida ensuite son verre sans hésiter. Il sentit ensuite une douleur dans la gorge, puis se plia en deux lorsque son ventre le brûla comme le feu de l’enfer.

- C’est...

- Oui Alba, c’est du poison.

- TRAÎTRE!!!

- Non, libérateur!!!

Le maître de la secte chercha à se relever mais le sang de Ba-Fon le transforma en serpent. Il fut saisi rapidement par Mercéür pendant que les autres dévots fuyaient la salle en espérant échapper au même sort. Ils passèrent en trombe dans l’ancienne salle de conférence des dignitaires puisque ceux-ci tentèrent de se faire téléporter peu de temps avant le banquet. Les fugitifs entendirent alors un cri étrange provenant de la bouche de Mercéür et des milliers de rats envahirent les souterrains. Les dévots se firent attaquer sauvagement par ces bêtes qui ne laissèrent aucun survivant.

Mercéür pleurait de soulagement en tenant fermement le serpent maudit. Tout à coup, un silence de mort entoura la Terre, laissant dans la noirceur absolue les armées du désert. Aucun son ne put sortir de la bouche des guerriers et personne ne fut en mesure d’accomplir le moindre mouvement. Que s’était-il passé depuis la mort de Ba-Fon? On avait finalement déclenché cette attaque massive et un immense nuage s’éleva autour de la Terre. Les habitants de la Lune pleurèrent en voyant le gros champignon se disperser dans l’espace. Il y avait tout de même quelque chose qui planait lentement au-dessus du désert en laissant voir son immense spirale lumineuse. Le vaisseau spatial se posa lentement près de l’ancienne base secrète de la secte d’Alba. Les alentours retombèrent dans l’obscurité la plus complète et les guerriers furent incapables de bouger. Une force les maintenaient dans une mort provisoire. Le navire céleste était celui du Maître du destin. On aurait dit une immense couronne royale, ornées de sept boules de cristal. Des Croucounains descendirent du vaisseau en traînant un coffre d’or d’une rare beauté. C’était pour y déposer la dépouille de l’enfant de la lumière. Les prêtresses fantômes suivaient derrière puisqu’elles tenaient à faire acte de présence au cours de ce rituel mortuaire. Primus Tasal apparut près du vaisseau et pour la première fois de sa vie, il abandonna sa jolie bille bleu au sable du désert. Elle se fit balayer par les vents et le sable pendant que le singe suivait le cortège. Une fois dans les souterrains, celui-ci s’arrêta devant Mercéür qui tenait fermement un serpent en disant : “ Voici la plaie du monde que j’ai vaincu grâce au sang de Ba-Fon. Même si la mort du réunificateur libère les Terriens de la secte noire, sachez tous que je me considère tout de même pour l’assassin de mon meilleur ami.”

Il faut avouer que Mercéür était rudement secoué par son expérience et passait de la joie d’avoir accompli sa mission à la lourde peine d’avoir tout de même torturé le maître de la bonté et de l’amour. Phardate s’approcha de lui en lui tendant ses petits bras dans lesquels le missionnaire s’y jeta pour pleurer longuement. Pritesjeude et un autre confrère lui retirèrent lentement le serpent des mains.

- Mercéür, dit Phardate en lui souriant, tous les habitants t’attendent pour fêter la libération de l’humanité. Crois-moi, il existe encore plusieurs tribus sur cette planète qui survivront à cette fin des civilisations. D’autres Terriens se trouvent dans une grande base lunaire. Tu vois, ils pourront revenir un jour sans craindre les malices d’Alba et de sa secte. Cela ne veut pas dire que la Terre deviendra un paradis, sauf que si les hommes veulent vivre en paix, Alba ne pourra plus se servir de l’odeur de Baa-Bouk. Bientôt, une nouvelle Terre existera dans une autre dimension. Elle sera éclairée par l’enfant de la lumière.

- Je te crois, mais j’ai si mal que je n’ose plus fermer les yeux puisque je vois encore celui que j’ai frappé, humilié, déchiré et vidé de son sang. Laisse-moi transporter le coffre jusqu’au navire.

- Oui, je comprends que tu viens de vivre la plus dure épreuve d’amour qui soit. Par amour des Terriens, tu as accepté de sacrifier ton ami. Par amour de ton ami, tu as accepté de le seconder dans sa mission salvatrice.

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